3 questions à Rolandas Muleika : « À l’heure où nos sociétés font le bilan de plusieurs années d’uniformisation tant de leurs modes de vies que de leurs savoir-faire, je revendique dans ma musique une valorisation des territoires dans leurs richesses et leurs talents. Notre patrimoine n’est pas seulement le faste d’antan, il est, je crois, le vecteur de la résilience que nous recherchons inexorablement. »

Juin 2024

Par Marine Gacogne

© Jacob Chetrit


À l’occasion de la sortie du deuxième disque « Grands Motets » (label Paraty) de l’Ensemble Antiphona, véritable plongée dans l’héritage musical méridional, la FEVIS a posé 3 questions à Rolandas Muleika son fondateur et directeur artistique.

Il évoque également avec nous l’Académie d’été d’Antiphona ainsi que sa nouvelle création en collaboration avec le Duo de piano Zubovas « Jūra, la mer aux couleurs scintillantes » qui sera donnée dans le cadre de la Saison de la Lituanie en France à l’automne prochain.


Avec l’Ensemble Antiphona depuis sa création en 1996 vous avez pour volonté de mettre en lumière et de faire redécouvrir au public les chefs-d’œuvre du patrimoine occitan de musique ancienne des 17ème et 18ème siècles. En quoi ce nouveau disque « Grands Motets, Compositeurs des états du Languedoc », deuxième volet d’une trilogie initiée en 2019 s’inscrit-il parfaitement dans cette ambition ?

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Quel privilège, pour notre formation, que de pouvoir ressusciter, trois siècles après, cette manne extraordinaire, illustration précieuse de la vitalité de notre territoire et du génie artistique qui s’y manifeste durant l’époque baroque !

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Rolandas Muleika : Avec ce nouvel opus nous nous attelons à trois partitions de première importance, qui permettront à l’auditeur de lier connaissance avec un trio de musiciens languedociens éminents : Joseph Valette de Montigny, Bernard-Aymable Dupuy et Jean Malet. Quel privilège, pour notre formation, que de pouvoir ressusciter, trois siècles après, cette manne extraordinaire, illustration précieuse de la vitalité de notre territoire et du génie artistique qui s’y manifeste durant l’époque baroque ! Le catalogage sonore entrepris ici par Antiphona permet de mettre en lumière un patrimoine incomparable, que l’usure du temps et les caprices de la postérité ont longtemps rendu inaccessible, tout en saluant la mémoire de certaines de ses incarnations les plus marquantes. Tel est le double objectif que nous avons poursuivi à travers cette aventure musicale, qui, ainsi que vous le faites observer, recoupe entièrement l’essence historique de notre phalange.

Disque « Grands Motets – Compositeurs des États du Languedoc », label Paraty

Teaser de l’album : Grands Motets – Compositeurs des États du Languedoc

Depuis quelques années, avec l’Académie d’Antiphona, vous vous engagez avec générosité et enthousiasme dans l’apprentissage et le partage de l’art vocal auprès de jeunes chanteurs et chanteuses. En tant que directeur artistique d’un ensemble professionnel, quel rôle souhaitez-vous avoir dans la transmission auprès des jeunes générations de musicien·ne·s ?

Rolandas Muleika : La transmission est au cœur du projet porté par notre formation. Transmission d’un patrimoine musical bien sûr, mais aussi d’une véritable tradition stylistique, élaborée au fil du temps, méticuleusement restituée et préservée avec ardeur. Bien plus qu’un langage, la musique est un véritable moyen d’expression à part entière qui s’apprend et se transmet.
Si elle est accessible à tous, sa maîtrise et sa perception restent uniques et propres à chacun d’entre nous. Tout comme le degré de connaissance que l’on souhaite acquérir dans cette discipline.

Au sein d’Antiphona nous tâchons effectivement d’incarner cette démarche et de la perpétuer auprès des nouvelles générations d’interprètes. C’est dans cet esprit de respect de la singularité de chacun et de générosité que nous avons créé l’atelier l’Académie d’Antiphona. Elle s’adresse à toutes les personnes désireuses d’enrichir et de perfectionner leur savoir de l’Art vocal. Nous voulons faire de l’Académie un lieu de rencontre, de partage et de transmission où l’exigence de s’élever par la voix est le trait d’union entre chaque individualité.

À l’heure où nos sociétés font le bilan de plusieurs années d’uniformisation tant de leurs modes de vies que de leurs savoir-faire, je revendique dans ma musique une valorisation des territoires dans leurs richesses et leurs talents. Notre patrimoine n’est pas seulement le faste d’antan, il est, je crois, le vecteur de la résilience que nous recherchons inexorablement. C’est pourquoi, il nous semble très important de donner à notre Académie une dimension patrimoniale. La musique devient ainsi un moyen de redonner vie à l’intimidante immuabilité de notre patrimoine matériel, mais aussi de prendre conscience de l’interdépendance des  expressions artistiques omniprésente dans l’histoire et bien-sûr aujourd’hui.

Choeur Atelier Oratorio à l’Église du Gésu. Toulouse, 01/05/24. © Jacob Chetrit

Édition 2024 de l’Académie d’été à Toulouse

Du 12 septembre au 12 décembre prochains se déroulera la Saison de la Lituanie en France organisée conjointement par l’Institut culturel lituanien et l’Institut Français. À travers trois thématiques fils rouges : Voisinage global, Diversité et identités, Imagination débridée, l’objectif est de favoriser l’interconnaissance et les échanges culturels entre les deux pays. Dans ce cadre, l’Ensemble Antiphona en collaboration avec le duo de pianistes Zubovas portera une nouvelle création « Jūra, la mer aux couleurs scintillantes » entre piano et chant. Un dialogue poétique et maritime de Claude Debussy à Mikalojus Konstantinas Čiurlionis qui explorera tout le pouvoir symbolique de la nature et de ses éléments. Ce projet qui fait directement écho à vos origines lituaniennes doit vous tenir particulièrement à cœur, pouvez-vous nous raconter sa genèse ?

Rolandas Muleika : Ainsi que vous le mentionnez, le projet d’une saison franco-lituanienne a été porté par l’Institut culturel lituanien et relayé sur le territoire hexagonal par l’Institut Français. En mars dernier, les officiels des deux pays – Présidents de la République et ministres de la Culture – se sont rencontrés à Paris pour officialiser la future tenue de l’événement. Un concours a été lancé dans la foulée, pour déterminer quel ensemble serait amené à s’investir dans le cadre des manifestations envisagées. Etant lituanien d’origine je ne pouvais évidemment pas passer à côté de cette occasion ! Nous avons donc candidaté, élaboré une proposition artistique ambitieuse, et notre dossier s’est trouvé, à ma grande joie, retenu par le jury. L’ensemble Antiphona, et à travers lui la ville de Toulouse, seront donc moteurs essentiels dans le déroulement de cette magnifique perspective.        

L’opportunité nous sera ainsi offerte d’opérer, par le biais de la culture, un précieux rapprochement qui porte les germes d’un enrichissement mutuel – la musique constituant un lien naturel entre deux peuples appelés à entrer en dialogue. À cette occasion nous découvrirons l’univers intime et la puissance créatrice de deux musiciens de génie, le français Claude Debussy et le lituanien Mikalojus Konstantinas Čiurlionis, appréhendés dans la perspective d’un reflet : regards croisés sur la nature à travers deux esthétiques, l’une impressionniste, l’autre symboliste. En d’autres termes, une correspondance artistique entre les voix et les instruments, entre les sons et les couleurs, qui trouvent en la nature l’élément unificateur.

Au tournant du XXème siècle, Debussy et Čiurlionis réalisent concomitamment deux chefs-d’œuvre symphoniques, qu’ils baptisent d’un même titre : La mer, Jūra en lituanien. Les deux compositeurs s’attèlent à leurs opus la même année, en 1903. En 1905 La mer est jouée à Paris, le langage résolument moderne de l’œuvre déroutant une grande partie de l’auditoire. Afin de la rendre accessible à un public plus large, le compositeur en conçoit alors un arrangement pour piano à quatre mains, publié en 1905. Čiurlionis, quant à lui, achève sa monumentale Jūra en 1907, mais le poème symphonique n’est créé qu’en 1936, vingt-cinq ans après la mort du musicien lituanien. L’adaptation de Jūra pour piano à quatre mains a été effectuée par la plus jeune sœur du compositeur, Jadvyga Čiurlionytė, vers 1925.

Dans le cadre de notre intervention, un dialogue musical sera établi entre ces deux œuvres instrumentales et une sélection de pièces vocales idoines, constituant une nouvelle matière sonore, riche de timbres et de couleurs de voix différentes – Les Trois chansons de Charles d’Orléans (Debussy), les chansons traditionnelles et les motets de Čiurlionis ou encore le Sacrum convivium de Messiaen (grand admirateur de Čiurlionis, que j’ai eu le privilège de connaitre à la fin de sa vie). Enfin, une œuvre pour piano à 4 mains et chœur à 8 voix sera spécialement commandée au compositeur lituanien de renom Vaclovas Augustinas sur un poème écrit en français de Oscar Miloch, Les éléments, décrivant des ambiances primitives de retour à la nature. Le magnifique duo Zubovas, constitué de Sonata Deveikyte-Zuboviene et Rokas Zubovas, sera sollicité à cette occasion.

Afin de révéler le caractère unique de Čiurlionis en tant que créateur, sa peinture sera incluse au concert afin de la faire dialoguer la musique en intégrant les images du magnifique film Trails of Angel» dans le concert. Nous voulons ainsi offrir au public une expérience immersive globale dans l’universde Ciurlionis. Le projet comporte en ce sens une grande partie de création scénographique et se rapproche d’avantage d’un spectacle que d’un concert. Grâce à l’utilisation des moyens technologiques les plus récents, élargissant ainsi l’intérêt pour l’œuvre de Čiurlionis et l’actualisant avec des moyens modernes, nous collaborerons avec le réalisateur Vitalijs Žukas pour proposer une expérience visuelle globale.

La saison culturelle de la Lituanie en France offrira ainsi au public français la richesse et l’excellence de la vie culturelle lituanienne, ses artistes, ses penseurs, ses scientifiques et ses entrepreneurs, dans des formes diverses et accessibles. Cette saison culturelle permettra également de nouer des coopérations de long terme entre les institutions et créateurs lituaniens et leurs partenaires français. Il s’agira d’affirmer ensemble, à travers les liens culturels franco-lituaniens, la force de la famille européenne et la vitalité du dialogue entre nos sociétés. Je suis très heureux que l’ensemble Antiphona puisse être partie prenante de cette belle gageure !

Ensemble Antiphona à l’Église du Gésu. Toulouse, 01/05/24. © Jacob Chetrit

Retrouvez plus d’informations sur ensemble-antiphona.org

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