24/01/2025 19:00
D’une sérénade l’autre
TM+
Gennevilliers | Conservatoire Edgar Varese
Un concert avec l'Ensemble Tm+ et le TrioPolycordes
Notes d’intention de Laurent Cuniot et Christophe Schaeffer:
Une fascination de longue date
Je suis fasciné depuis très longtemps, comme interprète et compositeur, par la Sérénade op.24 qu’Arnold Schoenberg a composée en 1923. Cette œuvre est un miracle d’équilibre entre une invention folle et l’esprit d’une tradition, celle de la musique viennoise qui a porté la valse à son plus haut degré de charme et de sophistication. L’invention, elle est d’abord dans le son, le choix d’un ensemble instrumental qui même encore aujourd’hui demeure complètement atypique : deux clarinettes, un trio à cordes, une mandoline, une guitare et une voix grave d’homme qui n’intervient que dans l’un des sept mouvements de l’œuvre. L’association de ces instruments ouvre un monde sonore très riche, malgré le petit nombre d’instruments, qui va de l’extrême douceur aux couleurs acidulées (le timbre si jouissivement incisif de la mandoline) en passant par tous les degrés de l’énergie et du mouvement, y compris celui de la danse comme dans la Tanzscene où le souvenir des trois temps de la valse est particulièrement prégnant. L’imagination rythmique est partout débordante conférant à cette sérénade une vitalité séduisante de prime abord malgré ou grâce à cet alliage rare fait de l’étrangeté, de la singularité d’un nouveau monde et de la familiarité d’un monde ancien qui affleure en permanence.
Au miroir de De Staël et Schoenberg
J’ai souvent dirigé cette œuvre avec un bonheur sans égal tout de plaisir sensuel et d’excitation intellectuelle et pense depuis plusieurs années à la mettre en perspective avec une œuvre d’aujourd’hui écrite pour une formation analogue. Le projet d’une création avec le magnifique trio Polycordes (harpe, mandoline, guitare) m’a donné l’impulsion d’écrire cette œuvre réunissant le trio et des musiciens de TM+. J’ai donc projeté ma Sérénade amorphose comme une œuvre miroir de la Sérénade op.24, ou la référence sous-jacente n’est pas comme chez Schoenberg la tradition viennoise mais bien son œuvre elle-même. La modernité de sa Sérénade me permet de reprendre et de détourner certains de ses motifs dans une dramaturgie nouvelle, véritable mise en abyme dans mon propre univers d’une œuvre que j’aime entre toutes. A la différence de celle de Schoenberg qui comprend sept mouvements, ma sérénade sera d’un seul geste développant toutes mes émotions face à ce « matériau » extraordinaire. Même si bien-sûr elle peut vivre sans l’œuvre qui l’a d’une certaine manière fécondée, Sérénade amorphose est pensée pour être jouée avant la Sérénade op.24 afin de créer des jeux d’écoute à multiples facettes où chaque œuvre éclaire, nourrit l’autre, où la mémoire de l’auditeur est sollicitée en permanence pour vivre le plus intensément, de la manière la plus éclairée possible ce qu’il vient d’entendre, ce qu’il entend, ce qu’il va entendre. C’est un des enjeux majeurs pour cet art du temps qui par définition lors de la première écoute file, échappe.
Le dernier tableau-inachevé-de Nicolas de Staël, Le concert, est né de l’émotion ressentie par le peintre à l’écoute d’un programme Webern/Schoenberg donné au théâtre Marigny suivi le lendemain d’une conférence donnée par P.Boulez sur…la Sérénade op.24.
L’écriture de ma Sérénade amorphose puisera aussi au sein de l’émotion que font naître en moi certains tableaux où De Staël travaille la sensualité de la matière dans un élan d’énergie vitale qui lui est unique. Sérénade amorphose est donc une sorte de « billard à trois bandes » destiné à révéler ce qu’il y a dans le présent de plus intemporel.
Laurent Cuniot
Le film pour Sérénade/Sérénade amorphose est une forme expérimentale qui explore la nature d’un langage poétique entre l’image et la musique. Dans ce cadre, le compositeur et chef d’orchestre Laurent Cuniot m’a proposé d’orienter notre collaboration autour de l’œuvre ultime de Nicolas de Staël : Le Concert.
Outre l’aspect pictural, magistral (350 × 600 cm) et émotionnel du tableau qui me touche, le contexte historique fait sens : le peintre se rend à Paris, pour les concerts des 5 et 6 mars 1955, consacrés à Anton Webern et Arnold Schoenberg. De retour à Antibes, il fait des esquisses colorées pour l’œuvre future, y affirmant déjà l’importance du fond rouge.
Le peintre se donne la mort le 16 mars en se jetant du toit de son atelier.
Le tableau reste inachevé.
Le sujet du film n’est pas la vie de Nicolas de Staël, ni le tableau Le Concert ou le rapprochement artistique entre peinture et musique. De même qu’en aucune façon, il serait question de produire une illustration picturale à la partition. L’objectif, s’il en est un, serait d’ouvrir un espace entre les œuvres, de les faire résonner dans le surgissement des sens, de donner à voir et à entendre autrement.
Les sept mouvements de la pièce Opus 24 de Schoenberg ont été le point de départ pour la composition du film. Corrélé à différentes images – paysages, corps, lieux (atelier du peintre notamment) – chaque mouvement détaille une partie du tableau sans pour autant constituer une sorte de catalogue raisonné de l’œuvre. La couleur rouge, subjuguante par sa masse, reste le fil conducteur principal du découpage filmique, opérant sur l’esthétique autant que sur le symbolique. Au final, le film pour Sérénade comporte sept tableaux qui correspondent à une lecture transversale, poétiquement transposée par l’image, de De Staël et de Schoenberg réunie.
La pièce Sérénade Amorphose sera jouée en premier dans le concert. Selon le souhait du compositeur qui indique que la mémoire de l’auditeur sera sollicitée dans l’écoute successive des deux œuvres, il s’agira aussi de le solliciter par le voir. Chaque élément du film de Sérénade Amorphose sera en effet issu de l’Opus 24, mais traité en miroir sous une forme fragmentaire (lignes, aplats, focales) pour permettre sa reconstitution dans un second temps. L’enjeu ici est d’ouvrir le champ perceptif/réflexif et visuel indissociable de l’écoute.
Chaque objet est le miroir de tous les autres, selon le philosophe Merleau-Ponty. Et l’on pourrait ajouter, sous la plume du poète Rilke : Quelque part dans l’inachevé.
Christophe Schaeffer