Entretien avec Marianne Piketty – Partie 1 : « Amener la musique classique au plus grand nombre me procure beaucoup de joie »

Mars 2021

Propos recueillis par Clément Vialle

© LAURENT BÉCOT RUIZ


Violoniste avec une carrière internationale et professeure, Marianne Piketty fonde en 2013 Le Concert Ideal, ensemble à géométrie variable de solistes et chambristes internationaux.

Elle est la première invitée des entretiens de la FEVIS avec les directrices et directeurs artistiques d’ensembles. Elle partage avec nous ses projets, envies, sa façon de travailler et revient sur l’année 2020 et les impacts de la crise sanitaire pour les artistes.


Quel est votre parcours musical ?

Marianne Piketty : J’ai la chance d’avoir eu très jeune des expériences marquantes qui m’ont donné le goût de la scène. A 7 ans, j’ai joué avec orchestre à la salle Pleyel et tourné dans Domicile conjugal avec François Truffaut. Après des études au CNSM de Paris, je suis partie 10 ans poursuivre ma formation aux Etats-Unis à la Juilliard School et avec Itzhak Perlman. Ce sont dix années sans lesquelles je ne serais pas celle que je suis aujourd’hui. De retour en France, j’ai rapidement eu la chance d’enseigner au CRR de Versailles puis au CNSM de Lyon. La transmission a toujours eu une place privilégiée. J’ai construit mon évolution artistique par des activités assez éclectiques : musique de chambre avec de formidables partenaires, concerts en solistes, transversalité, créations contemporaines. Et plus récemment, j’ai eu le désir de rassembler toutes ces expériences dans Le Concert Idéal, un espace de créativité, de partage, d’exploration. 

_____Parole d’artiste !

La transmission a toujours eu une place privilégiée.

Marianne Piketty

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Vous avez donc fondé votre ensemble Le Concert Idéal en 2013. Pourquoi ce désir ? Etait-ce pour vous le seul moyen de créer les projets qui vous tenaient à cœur ?

A l’origine, on me demandait des concerts en milieux ruraux. J’ai commencé par réunir des musiciens qui avaient ce désir de porter la musique devant 20 personnes dans de petits villages. C’est comme cela que Le Concert Idéal a commencé ! Nous ne pensions pas nos concerts de façon conventionnelle puisque nous étions dans une situation de médiation. Cette première identité originelle de l’ensemble est très importante.

Ensuite, nous avons développé notre travail en croisant des arts pour repenser le concert. Tous les musiciens de l’ensemble ont une double formation « musique ancienne » et musique dite « moderne », ce qui permet au Concert Idéal d’être un lieu où nous explorons un répertoire très vaste. Nous travaillons également avec des chorégraphes, des metteurs en scène, des créateurs lumière, en repensant le concert sur sa forme même.  Nos concerts sont conçus comme un tout. J’admire chaque musicien du Concert Idéal dans ce désir d’oser parfois se mettre en déséquilibre pour ouvrir vers de nouveaux horizons.

Une sorte d’œuvre d’art totale ?

De la musique « à voir et à entendre ». La démocratisation, amener la musique classique au plus grand nombre, me procure beaucoup de joie. Mais j’ai le désir de le faire sans démagogie. Je pense vraiment que la musique classique est accessible à tous si on sait trouver les bonnes clés d’écoute ou les bons moyens. Dans certains programmes, je prends la parole pour expliquer les œuvres. Dans d’autres, la mise en mouvement et en lumière suffisent à accrocher le public, y compris s’il n’est pas mélomane. C’est l’émotion musicale qui nous intéresse.

Vivaldi- Piazzolla © Emmanuel VIVERGE | www.tmt.photo

Pourrait-on dire que vous utilisez la mise en espace comme outil de transmission ?

Certainement mais au-delà. Le fait de travailler avec des chorégraphes, mais aussi d’oser des répertoires allant du XIIe siècle à la création contemporaine est un dépassement. Un peu comme un équilibriste. C’est dans ce déséquilibre qu’on se découvre soi-même : il s’agit d’un dépassement artistique pour chacun d’entre nous.

_____Parole d’artiste !

Souvent, les programmes jaillissent d’un désir.

Marianne Piketty

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Pourquoi cette envie de tisser des liens entre les répertoires ?

Souvent, les programmes jaillissent d’un désir. Vivaldi-Piazzolla (disque Les Saisons, 2016, ndlr) était une évidence. Nous travaillions sur une transcription de Piazzolla intégrant des citations de Vivaldi. Ces résonances permettent parfois de redécouvrir certaines œuvres. Elles se révèlent différemment selon le contexte dans lequel elles sont placées. Je ne pars pas d’un concept mais du désir d’une œuvre, d’une époque. Ensuite, je cherche les justes résonances, je fais dialoguer certaines œuvres pour finalement faire émerger le concept du programme. 

Votre dernier disque L’Heure Bleue, qui figurait parmi les trois nommés aux Victoires de la Musique Classique 2021 dans la catégorie « enregistrement », se construit totalement sur cette notion de dialogue. Comment a émergé son concept ?

L’idée est venue du désir de jouer le concerto d’Hartmann, qui est pour moi une œuvre visionnaire d’une incroyable force expressive et celui d’approcher l’univers d’Hildegarde de Bingen. De là, nous avons construit le concept du programme : un cheminement dans la nuit avec cette promesse d’une renaissance et d’un jour meilleur. L’Heure Bleue est ce moment de silence, de bascule à la fin de la nuit … un peu ce que nous sommes en train de vivre actuellement en fin de compte.

Dans L’Heure Bleue, vous interprétez également une très belle création de Philippe Hersant : Une vision d’Hildegarde. Quel est votre rapport à la création contemporaine ?

C’est une chance et une source de beaucoup de joies. Chaque rencontre est différente.

Pour L’Heure Bleue, nous interrogeons un compositeur contemporain, Philippe Hersant. « Quelle résonance lui inspirent ces deux compositeurs, Hildegarde de Bingen et Karl Hartmann, visionnaires et engagés que 8 siècles séparent ? » Il y répond par Une vision d’Hildegarde, une œuvre lumineuse et ascensionnelle.

Pour le disque précédent (Le Fil d’Ariane, 2019, ndlr), avec Alex Nante, jeune compositeur argentin de 29 ans, c’était un processus créatif totalement différent et assez extraordinaire. Nous travaillions sur Locatelli, compositeur italien  trop méconnu, et notamment sur sa célèbre Plainte d’Ariane. J’ai alors eu envie de travailler autour de ce mythe, celui d’Ariane. Nous avons imaginé un déroulé dramatique des œuvres de Locatelli, puis nous avons demandé à Alex Nante, non pas de faire une seule création, mais d’entremêler sa création avec les œuvres de Locatelli pour ainsi décliner le mythe d’Ariane et des thèmes qui me sont chers : l’errance, le rapport au temps, les moments d’ambivalence. Alex a complètement joué le jeu, reprenant des extraits et même une basse pour nous offrir « Arianna ». C’est un programme que j’aimerais vraiment reprendre et faire découvrir.

Vous travaillez sur l’enregistrement et la création de votre programme Impressions Vénitiennes, que pouvez-vous nous en dire ?

C’est un autre voyage, un peu différent de ce que nous avions fait jusqu’à présent puisqu’il se focalise sur un lieu et une époque.

Cette fois, pas de dialogue, pas de création contemporaine ?

Nous avions envie cette fois d’explorer Venise, et en particulier, ce foisonnement musical extraordinaire des XVIIe et XVIIIe siècles. Nous travaillons avec Olivier Fourés, musicologue spécialiste de ce répertoire qui nous a donné accès à près de 45 minutes d’inédits de Vivaldi, et notamment des éléments permettant la reconstruction d’un concerto pour violon-violoncelle. Puis, autour de ce compositeur emblématique qu’est Vivaldi, nous avons construit un programme festif, joyeux, contrasté avec Ziani, une danse de Turini, Albinoni, Gallo… Impressions Vénitiennes sera d’ailleurs un spectacle mis en lumière et en mouvement. Cette démarche d’exploration est vraiment au cœur de l’identité du Concert Idéal. Travailler sur ce programme foisonnant et joyeux est salvateur en ce moment ! 

J’espère que nous pourrons le présenter comme prévu au festival d’Avignon cet été, dans cette ville qui ressemble par certains côtés en juillet, à Venise : une ville qui vibre d’art et de culture.

Impressions vénitiennes © Sandy Korzekwa

Dans ce programme, vous interprétez également un arrangement inédit pour violon de Barbara Strozzi (1619-1677), en quoi est-ce important pour vous de vous engager dans la mise en valeur des femmes compositrices ?

Il ne s’agit pas et il ne s’agit plus pour moi de s’interroger sur la mise en valeur des femmes compositrices. Je suis toujours en recherche d’œuvres rares, les femmes en font partie. Le récitatif deBarbara Strozzi est une merveille ! Il me donne un espace d’expression.  Il se devait d’être dans ce programme.  Il en va de même pour Hildegarde de Bingen, Clara Schumann, Lili Boulanger, Amanda Maier, Camille Pépin et bien d’autres. Elles sont incontournables dans mon univers artistique.

_____Parole d’artiste !

Les compositrices sont incontournables dans mon univers artistique.

Marianne Piketty

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L’enregistrement de ce nouveau disque « Impressions vénitiennes » s’est déroulé à l’Abbaye de Noirlac. C’est là que vous aviez également enregistré vos disques précédents. Ressentez-vous une connexion particulière et personnelle avec ce lieu ?

Le Concert Idéal s’est vraiment construit à l’abbaye de Noirlac. Son directeur artistique, Paul Fournier, encourage les artistes à toujours plus de créativité, à dépasser leurs limites, à imaginer, oser. L’idée de mêler Locatelli et Nante ne l’effraie pas, bien au contraire. J’ai également le sentiment que ce lieu est habité. Il vibre par lui-même, ses murs ont une histoire. Quand nous interprétons Hildegarde de Bingen, son œuvre a toute sa place dans l’Abbaye. Je suis très attachée à Noirlac : nous avons une chance immense d’y être en résidence !

Enregistrement « Impressions Vénitiennes » à l’abbaye de Noirlac

Avec quels talents musicaux de la nouvelle génération aimeriez-vous travailler ? 

Il y a d’abord les musiciens du Concert Idéal avec lesquels je travaille, cette jeune génération qui a une ouverture d’esprit extraordinaire !

Puis les compositeurs : Alex Nante, partenaire privilégié qui nous écrit un concerto et des transcriptions d’œuvres de Lili Boulanger et de Eugène Ysaÿe pour notre prochain projet, et qui sera présenté à l’Orchestre National de Lille en 2022. Camille Pépin, avec qui nous avons hâte de collaborer pour le Festival de Besançon. J’aimerais aussi rencontrer des réalisateurs pour travailler à de nouvelles formes de diffusion numérique. J’ai l’impression qu’il y a autre chose à imaginer que les captations ou les clips, des objets qui soient plus proches de la création cinématographique ou du documentaire, témoignages d’une expérience qui pourraient être autant de leviers de médiation. 

La discographie du Concert Idéal

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