3 questions à Stéphane Fuget, directeur artistique de la Compagnie Lyrique Les Épopées : « J’ai toujours été émerveillé qu’une œuvre d’art de n’importe quelle époque puisse nous toucher, nous émouvoir. Une peinture préhistorique dans une grotte, une tragédie de Sophocle, un opéra de Wagner continuent de nous atteindre. »
Novembre 2024
Par Marine Gacogne
Au mois de novembre, à la Konzerthaus de Dortmund (le 12 novembre) puis à l’Opéra Royal du Château de Versailles (le 25 novembre), Les Épopées suivent les traces de Claudio Monteverdi et donnent dans sa version concert la partition mythique de L’Orfeo, fable en musique dont l’enregistrement est sorti en juin dernier (Château Versailles Spectacles).
À cette occasion, la FEVIS a rencontré Stéphane Fuget, fondateur et directeur artistique des Épopées. Il évoque également avec nous la sortie de leur nouveau disque « Pour être heureux en amour » autour des airs de cour de Joseph Chabanceau de La Barre sorti le 15 novembre dernier (label : Ramée) et nous livre avec sensibilité et passion sa vision de l’art et de la musique.
L’Orfeo de Monteverdi est souvent considéré comme le premier grand chef-d’œuvre de l’opéra moderne. Selon vous qu’est ce qui fait la particularité de cette fable en musique inspirée du mythe tragique d’Orphée et Eurydice ?
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« Dans l’Orfeo de Monteverdi, l’équilibre est miraculeux entre cette volonté d’être au plus près d’une parole simple déclamée et une utilisation des forces musicales pour la puissance émotionnelle qu’elles viennent rajouter au discours. »
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Stéphane Fuget : Jacopo Peri, en 1600, publie son Euridice, la même année que celle de Giulio Caccini. La préface de l’Euridice de Peri nous livre de nombreuses informations sur la pensée musicale qui préside à la naissance de la forme opératique ces années-là : un référent à la tragédie grecque avec une mélopée « au-dessus du parlé et en-dessous du chanté », et pour retrouver cette ligne musicale de déclamation, une pensée mélodique totalement nouvelle, suivant les inflexions de la langue italienne. Il y adjoint en soutien un accompagnement d’une basse continue simple. Peri se sentira obligé d’expliquer que parfois, pour suivre au mieux ces inflexions de la langue, les notes du chant rentrent dans l’harmonie de la basse, et parfois n’y rentrent pas…
Monteverdi va lui aussi s’approprier cette pensée, et devra lui aussi s’en expliquer en préface de certaines de ses œuvres. Dans ses explications, il rajoutera un moteur précieux pour comprendre cette nouvelle musique : l’affect. Car il faut suivre de nouvelles règles de compositions pour écrire cette nouvelle musique, ce fameux « recitar cantando » : non plus le contrepoint de la Renaissance mais les affects, non plus des règles mathématiques mais des règles émotionnelles et des inflexions de langage !
Dans l’Orfeo de Monteverdi, l’équilibre est miraculeux entre cette volonté d’être au plus près d’une parole simple déclamée et une utilisation des forces musicales pour la puissance émotionnelle qu’elles viennent rajouter au discours. Il faut imaginer le choc que cette nouvelle pensée musicale a pu être – j’imagine quelque chose de très proche du choc du Pierrot lunaire de Schoenberg en son temps.
Autre particularité, Orfeo chante un air extrêmement long pour l’époque, accompagné par divers instruments en complément à sa voix : violons, cornets et harpe, avec une cadence extraordinaire pour cet instrument, point central exact de l’air, lui-même centre de l’œuvre. La particularité de cet air se trouve dans la partition. Monteverdi nous livre deux lignes de chant, dont une est on ne peut plus simple, écrite en notes de longues durées, et l’autre particulièrement ornée, avec une précision exceptionnelle dans la notation des rythmes – en grande partie analysable comme des notations d’ornements et de rubato. Monteverdi nous indique qu’on peut choisir celle qu’on veut chanter. Si on n’avait cette ligne surchargée – c’est celle que tout le monde chante bien sûr ! – on n’aurait certainement jamais pu imaginer une telle inventivité. C’est un document particulièrement précieux pour l’interprétation de la musique du premier XVIIème italien.
Concert le lundi 25 novembre à 20h, Salon Hercule du Château de Versailles : Réservations
Le 15 novembre dernier Les Epopées ont sorti un disque (label : Ramée) autour des airs sérieux du compositeur Joseph Chabanceau de La Barre magnifiés par les voix de Claire Lefilliâtre et Luc Bertin-Hugault. Raffinement, idéal amoureux, galanterie, la musique occupe une place centrale dans les salons littéraires et mondains du XVIIème siècle. En quoi les pièces de Joseph Chabanceau de La Barre sont-elles l’illustration de cette période à la cour de Louis XIV ?
Stéphane Fuget : Les airs de Joseph Chabanceau de La Barre sont très représentatifs de l’air de cour de la seconde moitié du XVIIème siècle français avec une voix soliste et un accompagnement de basse. Ils sont écrits le plus souvent en deux strophes poétiques ou couplets musicaux, sur une même musique, dont le second couplet (correspondant à la seconde strophe du texte) est « en diminution », c’est-à-dire une version très ornée du premier.
Dans la même période, Bacilly, D’Ambruys, Lambert parmi d’autres nous livrent des airs composés de cette manière.
Ces doubles sont fascinants ! Ils nous donnent des exemples pratiques de la façon dont on pouvait orner la musique en France à cette époque. Nous connaissons également deux grands traités qui nous expliquent de quelle manière orner le chant, L’Art de bien chanter de Bacilly, et La belle méthode de Millet, tous deux datant comme le livre d’airs de La Barre de la fin des années 1660. Mais ce qui est touchant pour un interprète, c’est de voir combien, au-delà d’un système d’ornementation commun, chaque compositeur a une voix singulière.
D’une complexité musicale incroyable – Claire Lefilliâtre est bien connue pour être une magnifique interprète de ce répertoire – ces airs doivent pourtant paraître à l’auditeur simples et aisés. Car ce n’est pas seulement un art virtuose, mais un moyen expressif d’amplifier la poésie d’une rhétorique amoureuse. Comme chez Monteverdi, mais d’une manière différente, la musique est un amplificateur d’affects, de sentiments.
Pour donner de la variété à ces sentiments, nous nous sommes inspirés des situations de jeux d’un salon au XVIIème siècle. Nous avons donc imaginé, en plus des versions courantes pour soprano et basse continue, des versions pour théorbe seul, pour deux violes égales, pour clavecin, ou bien encore avec la basse chantant un air originellement pour dessus, ou bien parfois la basse chantante accompagnant le dessus en plus des instruments, pour la variété des couleurs et le plaisir des oreilles.
Disque « Pour être heureux en amour », Joseph Chabanceau de La Barre (label : Ramée)
Teaser disque « Pour être heureux en amour »
Depuis sa création en 2018, la compagnie Les Épopées est saluée par la critique pour la force émotionnelle de ses interprétations et la qualité de ses ornementations.
L’un des rôles de la musique, et plus particulièrement celle de l’époque baroque que vous interprétez, est d’être vecteur d’un rapport sensible et incarné au monde ?
Stéphane Fuget : J’ai toujours été émerveillé qu’une œuvre d’art de n’importe quelle époque puisse nous toucher, nous émouvoir. Une peinture préhistorique dans une grotte, une tragédie de Sophocle, un opéra de Wagner continuent de nous atteindre. Car ce sont des humains qui parlent à d’autres humains, avec le filtre de leur époque bien sûr – on peut avoir plus ou moins d’affinités avec des périodes, des individus, des formes, des supports, des médias utilisés – mais d’une façon universelle et intemporelle.
Un être humain crée et un être humain regarde, écoute, lit, touche. Et un fil émotionnel se tisse entre ces deux êtres. C’est cela la magie de l’art, au-delà des périodes, des lieux, des cultures.
La merveille, c’est que l’art, par son rapport sensible et incarné au monde, mette en connexion tous les humains de toute la terre, de toutes les époques, par-delà le temps et l’espace. Il ouvre l’ineffable à l’intérieur des l’individus et nous touche à travers le temps et l‘espace.
D’abord être ému. Sinon, à quoi bon ?
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